Première
Hier soir je suis allé sur un chat « entre hommes ». La société raffole d’euphémismes : on n’est pas moche, on a une beauté particulière, on n’est pas dame pipi, on est technicienne en sanitaires, on ne va plus aux putes, on consulte des professionnelles. Evidemment ici on ne discute pas modèles de perceuses ou façons de tondre la pelouse devant la maison familiale.
En moins d’une seconde une page bariolée surgit sur mon écran. Fréquenter un chat est aussi profitable que des années d’école de communication : au milieu de 300 connectés il faut vite apprendre à se faire remarquer. Certains excellent dans cet art, tel bogayTBM64 qui martèle son département suivi du mot sexe, en bleu foncé sur fond jaune et sur quatre lignes. Ça fait tellement mal aux yeux que c’est difficile à ignorer. Je me noie sous les vagues d’annonces salaces, l’inexpérience sans doute puisque certains arrivent très bien à entretenir une discussion : apparemment ça passe bien entre actif59 et dilaté38. Pas étonnant me direz-vous.
« Normalement » il y a une modération sur ce chat. J’avoue que j’ai du mal à en comprendre les règles. Je m’étais déjà vu refuser l’entrée car j’avais choisi de m’appeler lubrique42 alors qu’on trouve des dizaines de sex-machin-chose ou de bien-membré-bidule-chouette. Sans parler du dénommé dilaté38. Conclusion : mieux vaut être dilaté que lubrique.
Je hasarde un « Bonsoir », une petite lumière clignote dans un coin de l’écran : trois connectés veulent me parler en privé ! françois512, 23_m_69 et jbbi8 sont unanimes, j’ai l’air « gentil », c’est pour ça qu’ils sont venus me « parler ». Jamais je n’ai eu un succès aussi fulgurant, ça donnerait envie de faire la roue devant son ordinateur. Ils me demandent quasiment en même temps d’où je viens, mon âge (je ne sais pas s’il existe des mauvaises réponses, en tout cas à chaque fois « c’est parfait ») et enfin ce que je cherche ici. « Je ne sais pas. » D’ailleurs c’est vrai. Plus de lumière qui clignote. Je n’aurai plus de réponse jusqu’à ce que je m’en aille. Finalement ce chat c’est comme la vie : quand on ne sait pas ce qu’on veut, au final on a rien.